Le débat opposant les défenseurs de la peinture à ceux de la photographie, peu après 1849, portait sur l’incapacité de celle-ci à se détacher du factuel pour entrer dans l’interprétation, l’empêchant de ce fait d’entrer dans la sphère des « beaux-arts ». Or, l’histoire est faite de renversements et l’on sait à quel point, ces dernières décennies, le médium photographique a pour ainsi dire éclipsé son ancêtre rivale sur la scène internationale. Tendance oblige, ils sont aujourd’hui peu nombreux, les artistes qui choisissent de s’exprimer simultanément dans les deux disciplines. Dominiq Fournal est l’un d’eux, et il dévoile pour la première fois les clichés qu’il prend depuis quinze ans, parallèlement au maniement des pinceaux.
La première chose qui frappe lorsqu’on les regarde, c’est qu’ils semblent captés par l’œil d’un peintre avant celui d’un photographe. Ainsi, After the Splash peut être vu comme un véritable tableau, et son miroitement de flots émeraude évoque directement les Nymphéas de Monet. Plus concret dans son apparence, et renvoyant davantage aux œuvres de David Hockney et vidéos (nourries de peinture) de Bill Viola, La piscine de braise nous plonge dans un univers pictural marqué par l’intensité des couleurs. Il en va de même dans les portraits, où l’outremer vient subtilement prolonger les pensées abyssales de Kristof, le rouge sombre souligner les lèvres de Cédric, le vert tendre baigner d’une fraîcheur tropicale le visage de Julien.
Faut-il souligner que ce sont justement des peintures en cours d’élaboration qui confèrent aux photos ces arrière-plans exceptionnels ? On comprend mieux, alors, pourquoi l’on y retrouve avec tant de bonheur l’incomparable sensualité baignant les peintures des grands maîtres, du rouge profond de Léonard ou de Van Eyck au bleu électrique du Greco ou d’Yves Klein, en passant par ce vert éclatant qui inonde les Vierges à l’enfant de Bellini ou le portrait de jeune homme de Bronzino. Quoiqu’abstrait, le velouté de ces textures d’arrière-plan renvoie aux tissus lourds et précieux qui ont marqué durant des siècles les représentations occidentales, des Primitifs Flamands à l’époque de Rubens. Quant aux cernes des formes, ces frontières ténues entre les êtres et leur environnement, ils rejoignent la délicieuse zone trouble qu’obtenait Vermeer dans le contour de ses personnages.
La peinture n’est probablement pas la seule à nourrir les photographies que l’on vient d’évoquer, mais insister sur ces aspects permet de souligner la distance qui les sépare d’une bonne part des prises de vues contemporaines, dans lesquelles la froideur, le détachement parfois clinique – ou à l’inverse les mises en scène baroques – incarnent le maître mot. Ici, la chaleur humaine et la complicité transparaissent même lorsque les yeux des modèles sont baissés. C’est la vie telle qu’elle est, sans artifice, qui nous est offerte ; celle là même qui agite les Arbres à Epidaure ; celle de la lumière filtrant à travers les branchages et celle du vent qui se glisse entre les brins d’herbe et les fait frémir. Celle, encore, qui retient Philip silencieux et secret sur le sofa, et nous donne à voir son corps allongé dans la demi-pénombre de la pièce. Une vie faite de dons et de retenue, de désir et de pudeur. D’où l’usage du dyptique – référence picturale s’il en est -, pour opposer au calme de ce premier cadre le souffle plus estival d’un baigneur accoudé, sur fond bleu azuré.
On pourrait en dire beaucoup plus, convoquer références et souvenirs. On pourrait s’attarder sur ces autres portraits en buste, en noir et blanc. Conjuguer l’histoire de la photo et celle du cinéma.
Mais on peut aussi bien se poser, décider de répondre à ces visages qui, comme l’a dit Lévinas, ne laissent jamais indifférents. Ou se laisser submerger par les quelques vues troubles de paysages aquatiques ou terrestres, qui d’un coup nous enveloppent et nous happent. Dans un cas comme dans l’autre, on touchera de près à ces instants fragiles de bien-être, ces moments colorés de l’existence qui, bien que riches de contenu, nous rendent plus légers. Cela tombe bien ; c’est cette vie-là qu’on a envie de partager.
Magali Parmentier, 2007