Qui parle de peinture

Qui parle aujourd’hui de peinture et d’abstraction doit encore, d’une certaine façon, se mettre en position de combat, en dépit de soixante ans d’abstraction, de chasse au mystère de ce qui fait la  magie picturale. Quelques sceptiques n’en démordent pas et continuent à considérer la peinture, dans sa quête d’un absolu, comme un déni du monde contemporain, un jeu gratuit, une antique modalité de l’art déclassée par les nouveaux langages visuels.
C’est tout le contraire. Souvenons-nous, pour comprendre, du petit pan de mur jaune cher à Vermeer. En sacralisant ce détail du tableau, l’écrivain d’  » A la recherche du temps perdu  » se faisait  prophète. Si un pur rectangle de couleur jaune dans un océan de formes pouvait devenir la clef du tableau, si Bergotte pouvait y voir l’instant promu éternité, n’était-ce point qu’un jour, pas très lointain, la peinture abstraite allait éclore, à la fois comme la métaphore de ce mystère et sa modalité la plus adéquate?

Le personnage de  » La Prisonnière  » ne manque pas de décrire comment la Vue de Delft,  » le plus beau tableau du monde « , quitte l’ombre, s’allume, se met à vivre par la seule grâce de ce jaune en faux aplat, de sa physique et de sa chimie spécifiques.  Occulter ce petit rectangle de peinture jaune  revient incontestablement à figer le tableau, à le tuer. Couleur, matière, lumière, dans leur texture intime, leur interdépendance sont évidemment porteuses de l’éternel  pictural.
Il  était  légitime, inévitable, qu’elles aient fini par absorber entièrement le peintre,le poussant à se passer du secours de la figure, de l’objet, et plus tard, des formes, des lignes, des volumes, de tout cet alphabet abstrait qui appartient à l’histoire. Isoler couleurs et matière,  les mettre en dialogue, les pousser dans leurs derniers retranchements en imaginant pour elles de nouveaux scénarii visuels, voilà le grand défi de la peinture contemporaine en général et celui de Dominiq Fournal en particulier.
Comme Marthe Wéry, comme Gerhard Richter, Fournal a substitué au corpus abstrait dont son oeuvre est pourtant issue, des passages, des glissements, des étirements, des surimpressions, des transparences, des coulures, démentant le formalisme d’antan. Toute sa peinture est là. Il s’agit de recréer le mirage de l’instant, l’éblouissement, quel qu’il soit – une porte,  un lieu (Zanzibar), un visage,  un texte (Conrad) – sans en dénaturer le génie, de le porter au compte de la durée et de l’espace, de l’infini pictural étroitement tributaire, de la surface finie du tableau qui a  appris à coïncider avec tout cela.

Dans sa  » Petite histoire de l’infini en peinture  » (1), Pierre  Schneider se penche sur le rôle de l’arrière-plan, dans la peinture classique, du fond. Il distingue le fond perspectif, qui simule la profondeur, du fond plat, décoratif, et fait valoir une troisième modalité généralement occultée qu’il appelle joliment le fond perdu, le fond sans fond, différent des deux premiers. Un fond qui se creuse dans le fond plat et lui permet d’accueillir l’infini ou ce qui y ressemble le plus, le fait valoir par défaut. C’est autour de ce fond, de cette absence qui brille dans l’obscurité de la toile vierge comme le chant des sirènes que Fournal  bâtit son oeuvre.
Et l’on observe, revenant à nos moutons, que le monde est bien là, en filigrane, ne cédant qu’apparemment le pas aux modalités de l’énergie picturale pour revenir en force, par la grande porte. Peut-on vraiment imaginer qu’un peintre contemporain digne de ce nom puisse ne pas tenter d’exprimer cette phénoménalité propre à la peinture ? Qu’à la source des tableaux si totalement solaires de Fournal  (même quand les tons sont ombreux ou froids) il n’y ait pas  cette mémoire immédiate et lointaine du monde, formidable fracas mué en silence ?
Flaques de lumière ou opacités floues, évanescence de la matière ou épaisseurs soudaines, peu importe. Elles donnent la mesure de ce qui s’est perdu et continue, absurdement, magnifiquement de frapper à la porte de l’oeuvre. C’est de cette mutation dont le peintre cherche à fixer l’image. Tirer le portrait de l’insaisissable, voilà bien les artistes dans leur folie ! Comme tant d’autres avant lui  (Rothko y a laissé sa peau), il ne lui aura pas suffi de précipiter figures, lignes et formes vers la sortie. Il lui faut plus, toujours plus, adhérer à l’impalpable, fusionner l’inconciliable, façonner l’improbable rencontre entre deux mondes.

Sa peinture est-elle autre chose que l’expression sublimée de la porosité entre le dedans et le dehors ? Tout, chez Fournal, est tissu d’espace et de temps, froissements de lumière, langueurs de brume, tressaillements, crépitements soudains, éclats, fluidités aquatiques, mouvement refluant du fond et  » arrivées dans le jour « .  C’est ainsi qu’il a titré deux de ses peintures. Parfois des  opacités, des rugosités donnent à penser que le temps s’est cristallisé en dentelles, en récifs légers abritant les objets estompés de la mémoire. L’intelligence picturale ne tourne jamais à vide, prompte à reconnaître dans les formations accidentelles, les constellations, les nébuleuses de  cette liquidité bien contrôlée, un pan de la fameuse étoffe nommée, faute de mieux, infini.

Danièle Gillemon, septembre 2007

(1) Flammarion, 2006.